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Février 2012
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En ce début d'année 2012, voici quelques notes sur la jeunesse du peintre George Desvallières


Autour de l’Académie Julian, Ménard, Simon, Prinet (1)


Ernest Legouvé comprend très vite que son petit-fils doué pour le dessin, sera artiste. Il lui fait construire un atelier au quatrième étage de la 14 rue Saint Marc, la demeure familiale, où ses jeunes amis peintres vont profiter des rencontres provoquées par ce grand-père si cultivé. Afin de l’aider plus efficacement et le suivre dans ses travaux, Ernest se rend lui-même régulièrement au Louvre pour consulter les biographies des Maîtres et entreprend de faire donner à George des cours de dessins par son ami, le peintre Jules-Elie Delaunay (1828-1891), prix de Rome 1856, qui dès 1877 devient son maître. Formé par Ingres, Flandrin et Delacroix, Delaunay s’oppose au côté figé de l'académisme et enseigne à son élève un dessin solide. Ensemble ils font plusieurs voyages en Suisse, en Italie et en Provence. En 1878, Delaunay le présente à son ami Gustave Moreau (1826-1898) qu’il a connu lors de son séjour à la Villa Médicis de 1857 à 1860. Cette rencontre transformera George durablement, qui, fortement influencé par son nouveau maître, modifie sa manière de penser l’œuvre d'art. Du peintre mondain qu’il aurait pu être il devient un artiste.



© Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, Cabinet d'arts graphiques, inv. n° 1903-5
Photo : Bettina Jacot-Descombes

Le jeune artiste, autoportrait, dessin de George Desvallières
(Identifié et répertorié au Catalogue Raisonné George Desvallières en 2004)


Au même moment, George entre à l'Académie Julian, Passage des Panoramas. Il y trouvera ses premiers amis peintres. Tout d’abord René Ménard (1862-1930), qui, comme lui, fut retiré du Lycée à l’âge de 15 ans pour pratiquer le dessin. Il baigne lui aussi dans une atmosphère d’érudition ; son père, qui dirige la Gazette des Beaux-Arts, et son oncle philosophe entretiennent le jeune homme dans une culture passionnée de mythologie grecque. George reconnaît avoir passé les meilleurs moments de sa jeunesse de peintre entre l’atelier aménagé pour son ami près de la Sorbonne et la propriété de Barbizon où le père Ménard, après les avoir sortis du lit pour admirer le lever de soleil dans la forêt, leur conte ses souvenirs des grands artistes qu’il a connus, Millet, Diaz, Daubigny et Corot.
Pendant la semaine, les deux jeunes artistes qui fuyaient jadis l’école, en attendant d’occuper le premier rang de l’Académie Julian pour mieux profiter des cours, se retrouvent au petit matin au milieu des harangues des femmes des Halles ! … Ainsi naît une grande amitié qui se perpétuera entre les deux familles après les mariages respectifs des deux hommes. C’est de Varengeville-sur-mer, où la famille Desvallières passe ses vacances d’été au « Bois de l’Eglise » chez les Ménard, que George et Daniel, son fils cadet, partiront pour le front d’Alsace, début août 1914, lors du déclenchement de la Grande Guerre. Ce sera leur dernier joyeux souvenir de Daniel qui y perdra la vie en mars 1915. Le sort voudra que George Desvallières succède au fauteuil de son ami Ménard à l’Institut : il prononce son éloge, le 28 octobre 1933, retraçant la vie du peintre de talent qui sut « réconcilier paysage historique et naturalisme de 1830 », faisant revivre une dernière fois, à travers ses souvenirs personnels, cette époque bénie de leur jeunesse : « l’atelier de Ménard, c’est l’image du bonheur dans un cadre de Beauté ! » (2)

Admis à l’Ecole des Beaux-Arts à la Section peinture en 1880, au moment où Elie Delaunay devient professeur, George n'y reste qu'un an. Il accomplit alors son Volontariat à Orléans (1880-1881) aux côtés de Lucien Simon (1861-1945). Dans un récit pittoresque, Desvallières relate sa rencontre avec ce camarade militaire, qui, au début, l’exaspère par « ses airs dégoûtés et sa lassitude » ; décidant de provoquer cet « engourdi » en faisant basculer son képi avec un manche à balai, il entraîne l’hilarité générale et le mépris hautain de sa victime. En fin d’après-midi, pourtant, après la bousculade assourdissante de l’heure de la soupe, découragé à l’idée de passer une année dans cette ambiance, Desvallières sort dans la cour où « un ciel du soir, bleu de lin, strié de nuages gris et nacrés » emplit ses yeux ravis ; son cœur d’artiste se sent déjà réconforté lorsqu’il entend derrière lui s’élever une voix : « Dieu, le joli ciel, est-ce fin, ce gris et ce bleu ! ». Se retournant, « tout ébahi pour bien voir quel était le frère, l'âme proche, pris entre ces deux murs de caserne, surmontés d’horribles tuiles rouges, qui avait su découvrir ce petit joyaux que la Providence envoyait à tous deux comme une compensation » (3), il reconnaît Lucien Simon. De ce jour, leur amitié s’établit indéfectiblement.
De retour à Paris, Lucien Simon rejoint son nouvel ami à l’Académie Julian. Desvallières devient son « initiateur », celui qui a déjà travaillé avec deux Maîtres, Elie Delaunay et Gustave Moreau. Du premier, il a entendu dire que Desvallières était « le garçon le mieux doué qu’il eût jamais vu ». Au second, il doit « son oracle artistique » et « le souci des colorations complexes et combinées ». Invité par Ernest Legouvé dans son salon, Lucien Simon y écoute les grands esprits qui s’y croisent, conscient de l’élévation dont il profite. Après avoir quitté l’Académie Julian, les deux amis se retrouvent pour travailler dans l’atelier du 4è étage de la rue St Marc avec d’autres amis peintres, dont Ménard et Dinet, et où le grand-père vient leur « faire profiter de sa sagesse et de sa bonté ». Lucien Simon estime à l’époque que George Desvallières est, de tous, « le naturaliste le plus raffiné et le plus fort » (4).
Après leurs mariages en 1890, les deux épouses, Jeanne et Marguerite deviennent les meilleures amies du monde, amitié scellée par un voyage à Londres en ménage en 1901 et perpétuée par d’autres séjours à l’étranger et des vacances de la famille Desvallières à Bénodet. Les deux peintres exposeront souvent ensemble dans les Salons Officiels et les Galeries. En 1908, après son voyage en Algérie chez M. Meley, Lucien Simon présentera à George Desvallières cet amateur d’art qui deviendra un de ses plus importants mécènes. Lors de la Grande Guerre (5), Lucien et Jeanne manifestent pour leur ami une admiration et un soutien continuels, du début, lors de la mort de leur fils Daniel en mars 1915, jusqu’à la fin des combats. Lucien Simon ira même rendre visite à son ami sur les premières lignes du front d’Alsace, au plus dur de l’hiver 1917.


© Musée d'Orsay, Paris
Tireurs à l'arc, détail

Tout au long de leur vie, avec une délicatesse réciproque et dans un respect total, Lucien Simon et George Desvallières n’auront de cesse de se soutenir et de se conseiller dans leurs recherches artistiques pourtant distinctes. Le peintre des bigoudens sera l’un des secrets artisans de la reconnaissance de son ami par l’Académie des Beaux-Arts en 1930, qu’il officialisera dans un très bel éloge. A la mort de George Desvallières, après le don de la famille Simon au Musée d’Art Moderne des Tireurs à l’Arc, Marguerite rappellera à Lucienne, une des filles de Lucien Simon, cette « tendre amitié », qui a toujours subsisté grâce aux si profonds sentiments d’autrefois ; émue que le nom de son père ait été rajouté sur le tableau, Marguerite conclut : « c’est tellement touchant pour toujours cette union de deux amis tellement rares tous les deux par des dons et qualités exceptionnelles » (6).

Il faut enfin parler de René-Xavier Prinet (1861-1946). La famille du peintre tient une grande place dans la vie de la famille Desvallières. Rencontré lui aussi à l’Académie Julian, Prinet forme la Bande noire avec Lucien Simon, René Ménard, André Dauchez et Charles Cottet, alors que Desvallières se lance dans l’aventure du Salon d’Automne. Mais leur orientation différente ne les empêche pas d’entreprendre ensemble des voyages à Londres, Venise et en Espagne, de découvrir, avec leurs épouses et d’autres amis artistes, les richesses culturelles et les paysages de ces nouveaux horizons, base de leurs compositions artistiques. Sur le plan familial, les Prinet, qui n’ont pas d’enfants, reçoivent comme les leurs les enfants Desvallières. Les séjours passés au Double-Six, propriété normande où l’été venu les Prinet ouvrent leurs portes à la famille Desvallières, forment aussi leurs meilleurs souvenirs, ce sont des moments bénis : « Cabourg reste parmi les temps les plus heureux de ma vie, soyez-en remerciés tous les deux. » écrira Marguerite à Jeanne Prinet en 1915, au moment de la mort de son fils Daniel au front d’Alsace.

Ces amitiés, nées devant la beauté de la nature, autour d’un chevalet, dans des ambiances de culture exceptionnelles, a permis à ces jeunes élèves de l’Académie Julian, d’épanouir leur art. Comme le dirait Legouvé, ils « ont allumé » leurs talents à la flamme de maîtres différents, et c’est ce qui en a fait des artistes libres.


(1) Catherine Ambroselli de Bayser, George Desvallières et le Salon d’Automne, Paris Somogy 2003, p.16-19.
(2) George Desvallières, Notice sur les travaux de René Ménard, Paris, 28 octobre 1933, Institut de France.
(3) George Desvallières, Notes sur Lucien Simon, 1914, Archives Catherine de Bayser.
(4) Lucien Simon, Souvenirs inachevés, p.50-73, Archives privées.
(5) Catherine Ambroselli de Bayser, George Desvallières et la Grande Guerre, (parution 2014).
(6) Lettre de Marguerite Desvallières à Lucienne Boyer, Paris, 4 décembre 1951, Archives privées.



Copyright © Catherine Ambroselli de Bayser, février 2012.